Henri Gavel "Note sur d'anciennes colonies gasconnes en Pays Basque"
Lorsqu'on examine certains noms de lieux de la région
comprise entre Saint-Sébastien et la Bidassoa, on leur trouve un aspect
incontestablement gascon: nous en citerons trois seulement, mais ils ne sont
peut-être pas les seuls: c'est le nom du mont Urgull à Saint-Sébastien,
celui du cap Higuer près de Fontarabie, et aussi celui de l'endroit appelé
Molinao près de Pasajes. Sur le premier de ces noms, aucune observation
à faire, tant il est évidemment gascon. Quant au nom du cap Higuer,
que les Français traduisent d'ailleurs par cap Figuier, c'est une forme
d'ancien gascon: seulement, si le mot eût suivi l'évolution du
gascon moderne, l'r finale serait tombée dans la prononciation. Quant
au nom de Molinao, il y a deux façons de l'interpréter: on pourrait
y voir le mot gascon ancien Molin avec le suffixe ab, devenu normalemant au,
qui aurait ici une valeur locative: l'endroit où il y a un moulin, ou
bien: l'endroit où il y a des moulins. Mais il y a une façon plus
simple encore d'interpréter ce mot: c'est d'y voir les mots gascons molin
nau ou moli nau, c'est-à-dire moulin neuf. Cette seconde interprétation
est plus simple encore que la première, et elle est la plus vraisemblable.
Quant à la transformation d'une terminaison gasconne au en une terminaison
ao, elle est toute naturelle: c'est une simple "castillanisation"
analogue à celle que nous trouvons dans d'autres mots empruntés
au français méridional où un u en diphtongue finale est
devenu o: exemples burdeos; et manteo du français méridional mantèu.
Nous trouvons d'ailleurs le même changement dans le nom, emprunté
lui aussi à un dialecte voisin du gascon, d'un quartier d'une localité
aragonaise (il s'agit, si nos souvenirs sont exacts, de Jaca), quartier appelé
Bornao, ce qui doit s'interpréter par une forme ancienne Borg-nau, c'est-a-dire
Bourg neuf.
Les trois noms de lieu cités plus haut: mont Urgull, cap Higuer, lieu
dit Molinao, ne peuvent guère s'expliquer que par la présence,
au Moyen-Age, de petites colonies gasconnes dans la région où
se trouvent les endroits désignés par ces noms. On peut supposer
que ces colonies étaient composées de pêcheurs, car ces
trois endroits se trouvent, soit au bord même de la mer, soit à
proximité du port de Pasajes. A quelle époque ces colonies se
sont-elles formées, et à quel moment, noyées au milieu
de la population basque qui les environnait et à laquelle sans doute
elles se mêlaient de plus en plus, ont-elles oublié leur langue
gasconne pour ne plus parler que le basque?: ce sont là des questions
qu'il serait intéressant d'élucider, si du moins nous possédons
assez de documents pour le faire, ce que j'ignore, n'ayant pas eu le loisir
de faire les recherches néces-saires. Certaines de ces colonies ont d'ailleurs
pu perdre leur individualité gasconne plus rapidement que d'autres. La
seule indication que je connaisse à ce sujet se trouve dans le très
intéressant procés des sorcières de Fontarabie que Mr Juan
Arzadún a étudié dans un excellent article publié
en 1909 par la Revue internationale des études basques.
Dans ces procès, l'un des témoins, Isabel García, âgée
de treize ans environ, déclare qu'ayant été emportée
au sabbat, elle s'est trouvée en présence du diable; "el
diablo en gascon llamaba veni acá los de San Sebastián, los del
Pasaje y luego en vascuence llamaba las de Irún, las de Endaya".
Comment le témoin, qu'il fût de bonne foi ou non, eût-il
pu donner ce détail: que le diable s'adressait en gascon aux gens de
Saint-Sébastien et de Pasajes, si réellement à cette époque
(en 1611) le gascon n'eût pas été une langue encore usuelle
dans les deux localités en question. Nous ne sommes pas forcés,
d'ailleurs, de supposer, pour interpréter ce texte, que tout Saint-Sébastien
parlât alors gascon: il suffit de supposer qu'une partie de la population
pratiquait encore cette langue. Il est certain en effet que dès la fin
du XVIE siècle au plus tard, le basque était d'un usage courant
dans la future capitale du Guipúzcoa, ainsi qu'en témoignerait,
à défaut d'autres preuves, l'histoire de Catalina de Erauso, la
"monja alférez" qui, née et élevée à
Saint-Sébas-tien, parlait couramment le basque. En somme, Saint Sébastien
devait être alors une localité trilingue: le basque et le gascon
y étaient employés comme langue vulgaire, sans doute par des parties
différentes de la population, et le castillan y était employé
comme langue officielle, et aussi sans doute comme seconde langue, par la partie
la plus instruite de la population.
Aujourd'hui, l'usage du gascon a complétement disparu de Saint-Sébastien,
et le gascon y a laissé la place au basque et au castillan, au castillan
surtout, qui, grâce à l'afflux de population attirée de
toutes les régions de l'Espagne par la vogue de la charmante cité,
n'a laissé au basque que quelques quartiers de l'agglomération.
En revanche, à Pasajes le triomphe du basque a été complet
et ceci nous montre que si en quelques endroits de son domaine le basque a malheureusement
perdu du terrain au cours des derniers siècles, il lui est arrivé
aussi de faire des conquêtes.
Dans cette courte note, je n'ai point prétendu, je le répête,
faire une étude véritable de la question qu'elle concer-ne: j'ai
seulement voulu signaler cette question à l'attention des érudits,
qui pourront peut-être faire les recherches qu'elle comporte, et que diverses
raisons m'empêchent de faire moi-même (1).
H. GAVEL
(1) Après avoir pris connaissance du manuscrit de cet
article, M. Julio de Urquijo a eu l'heureuse idée de demander une consultation
à l'un des érudits les plus qualifiés pour résoudre
les problèmes posés dans notre travail, dout le but était
précisément de provoquer une consultation de cette sorte: c'est
à M. Serapio Múgica que M. de Urquijo s'est adressé et
la réponse que M. Múgica a eu l'obligeance de faire aussitôt
a été telle qu'on l'attendre de lui, c'est-à-dire aussi
érudite que précise. M. Múgica renvoie à deux savants
ouvrages: la Historia de Guipúzcoa, de D. Nicolás de Soraluce,
tome 2, page 94; et Las Provincias Vascongadas á fines de la Edad Media,
par D. Carmelo de Echegaray, page 347. M. Múgica, par modestie, néglige
de renvoyer également à plusieurs de ses propres travaux, qu'il
eût pu légitimement citer ici, entr'autres son ouvrage intitulé
Las calles de San Sebastián, page 5 et autres, d'où il ressort
que certaines rues de Saint-Sébastien ont des noms d'origine gasconne,
par exemple la calle de Embeltrán. M. Múgica veut bien ajouter
qu'aux archives de Fontarabie il y a un long document en gascon concernant la
Bidassoa; il rappelle que les anciennes archives de Saint-Sébastien ont
disparu dans les incendies qui ont ravagé la ville, mais qu'au témoignage
du Dr Camino elles renfermaient également des textes en gascon. Voici
d'ailleurs le texte même de Camino, tiré de la Historia de San
Sebastián, de cet auteur, page 67, et si aimablement communiqué
par M. Múgica: "Tampoco es de omitir que en el libro Becerro de
la ciudad, el cual tiene ya más de 300 años de antigüedad,
se halla en idioma gascon una ordenanza, sobre vinos y sidras dispuesta por
la propia ciudad en tiempo de este Rey D. Fernando y año de 1309 y también
hay otros instrumentos del siglo XV concebidos en el mismo idioma; entre ellos
una sentencia arbitraria y amigable pronunciada por los jueces nombrados por
San Sebastián, Fuenterrabía, Rentería y la ciudad de Bayona,
sobre resarcimiento de represalias; particularidad digna de observarse; pues
solo ha quedado y es usual dicho dialecto en ambos Pasajes, y de allí
á menos de un cuarto de legua, nada entienden semejante idioma. Es creíble,
sin embargo, que el lenguaje gascon se introdujo en este país desde los
tiempos de D. Alfonso VIII de Castilla, en cuyo reinado, siendo españoles
los gascones, como sujetos á aquel monarca pudieron por el continuo trato
comunicar su lengua á sus limitáneos los guipuzcoanos, y más
con el poderoso motivo de los enlaces matrimoniales; pues no hay duda que algunos
solares muy distinguidos en estas inmediaciones conservaran apellidos de aquellas
gentes enteramente españolizadas en el reinado de D. Alfonso VIII."
Camino confirme quelques-unes de ces assertions dans un autre de ses travaux,
Diccionario geográfico de la Academia, publié en 1801, article
San Sebastián; (c'est également à l'obligeance de M. Múgica
que nous sommes redevables de cette citation): à propos d'Alphonse VIII
et de Da Leonor, Camino écrit: "En esta unión de la Gascuña
con Castilla debe ponerse al parecer la época y origen de haberse introducido
en San Sebastián y pueblos alrededor la lengua gascona, que fué
muy corriente y aún se usó en públicos instrumentos: bien
que hoy día solo se habla en Pasajes" . . . . (Page 320).
Arrêtons-nous sur les principaux points de ces deux citations. Le "Libro
Becerro" auquel Camino fait allusion avait déjà de son temps,
plus de trois cents ans d'antiquité: ceci nous reporte au Xve siècle.
Il a disparu dans les incendies qui ont eu lieu depuis à Saint Sébastien,
mais nous ne pouvons douter que les pièces mentionnées par Camino
n'aient réellement existé, car cet auteur n'aurait pu inventer
sur ce point une allégation dont tout le monde pouvait alors contrôler
l'exactitude. On notera aussi l'affirmation de Camino d'après laquelle
le gascon était encore parlé à Pasajes à la fin
du XVIIIe siècle: sa disparition y est donc très récente.
Camino attribue à des raisons politiques le fait que le gascon a été
à un certain moment en usage dans la région de Saint-Sébastien:
mais il est bien clair que son opinion, qui n'est d'ailleurs qu'une simple hypothèse,
n'est pas fondée, et qu'elle ne saurait suffire à rendre compte
des faits: lui-même avoue qu'à moins d'un quart de lieue de Pasajes
le gascon n'était pas com-pris: s'il y eût eu, en même temps
que cette soi-disant: "espagnolisation complète" des pays gascons
à laquelle il fait allusion dans le Diccionario geográfico, une
"gasconisation" correspondante d'une partie de l'Espagne, on ne voit
pas comment cette "gasconisation" eût été limitée
à trois ou quatre localités seulement sans atteindre également
les autres localités voisines tandis que tout s'explique aisément
si l'on admet qu'il y a eu à un moment donné sur cette partie
de la côte quelques petites colonies gasconnes: elles étaient probablement
au nombre de trois: l'une à Saint Sébastien, l'autre à
Pasajes et l'autre à Fontarabie; dans cettehypothèse, le gascon
a disparu simplement parce que ces colonies ont été noyées,
avec le temps, au milieu de la population de langue différente qui les
environnait, et qui les pénétrait de plus en plus.
Peut-être une étude attentive des noms de famille des habitants
des trois localités mentionnées ci-desus nous feraient-elles retrouver,
sous une forme espagnolisée, quelques noms gascons provenant des membres
de ces anciennes colonies.